1782. Un chiffre qui, chez Verdi, ne marque ni une année charnière ni un jalon célèbre, mais le nombre précis de représentations de La Traviata programmées en 2023 à travers le monde. Les opéras de Verdi échappent à toute logique simpliste. Leur séquence ne suit aucune courbe ascendante ni déclin inéluctable. Ici, un coup d’éclat comme Nabucco jaillit tôt, là, une pépite plus tardive peine d’abord à convaincre. Les révisions, parfois imposées par la censure, déjouent la chronologie officielle. Derrière chaque livret, il y a des bras de fer, des refus, des réécritures, des œuvres qui voient le jour bien après leur conception. L’ordre des créations n’a jamais dicté leur légende.
Verdi, un compositeur au cœur de l’histoire de l’opéra
Difficile de parler du XIXe siècle sans voir surgir le nom de Giuseppe Verdi. Ce fils d’Émilie-Romagne s’impose autant sur la scène lyrique que dans le destin de l’Italie en pleine transformation. Toute la ferveur du Risorgimento, ce mouvement qui fit l’unité italienne, résonne dans ses chœurs, à commencer par l’inoubliable « Va, pensiero » de Nabucco. Chacun de ces airs, porté par la clameur populaire, a accompagné bien plus qu’une simple révolution musicale, ils ont rythmé la naissance d’une idée nationale, soulevé l’Italie, et bousculé les institutions du vieux continent.
À cheval sur les héritages de Mozart et de Wagner, Verdi défriche son propre terrain. Autorité, liberté, tragédie : chez lui, la musique est à la fois un miroir du monde et un défi lancé à ses règles. Les livrets n’écrivent jamais seulement des histoires ; ils provoquent des débats, attisent des colères, capturent toute l’agitation sociale et politique d’une époque. La scène se transforme alors en arène où se heurtent passions individuelles et bouleversements collectifs.
Ensuite, il y a la relation avec le public : de Paris à Milan, la première d’un Verdi n’a jamais ressemblé à un paisible baptême. Scandale, censure, ovation, la réaction, souvent imprévisible, fait partie de la légende. Il surveille tout, recherche l’impact, refuse l’indifférence. Encore aujourd’hui, la puissance de sa musique enchante les festivals, des collines provençales à la Scala, et l’élan de son œuvre secoue toujours les programmations modernes. Des grandes salles du monde entier, nulle scène ne semble pouvoir échapper durablement à la force de ce répertoire.
Quels thèmes et innovations traversent l’ensemble de ses œuvres ?
Verdi se trouve toujours là où la tradition rencontre l’audace. Il dépasse le bel canto sans le renier, injecte réalisme et tension dans des partitions jusque-là corsetées. Les histoires qu’il met en musique déploient un laboratoire d’émotions brutes : douleur, peur, jalousie, panique, chute. De Va, pensiero (Nabucco) devenu chant de liberté, jusqu’aux déchirures de La Traviata ou d’Otello, le souffle de la liberté traverse tout son univers.
Chez lui, le chœur sort des coulisses pour devenir personnage à part entière. Il prend position, porte la voix du peuple, donne à l’opéra une dimension publique et contestataire qui réveille la salle. Les livrets déclinent patriotisme, sacrifices, rédemption, mais aussi un réalisme qui, déjà, annonce le vérisme naissant.
L’écriture de Verdi change, l’orchestre prend de l’ampleur, la direction musicale s’affirme. Avec Falstaff, il brise la frontière trop nette entre le comique et la tragédie, fait fusionner la satire et le drame, pousse le théâtre à ses limites. À chaque étape, il raconte l’intime mais ne perd jamais de vue l’universel, il inscrit l’histoire humaine au cœur de la musique.
De Nabucco à Falstaff : un parcours jalonné de chefs-d’œuvre incontournables
Du Tigre antique aux landes de Windsor, tous les opéras de Verdi battent d’une pulsation unique : celle d’un peuple qui s’élève, celle du drame qui s’écrit au plus près des vivants. Dès 1842, Nabucco bouleverse tout : « Va, pensiero » devient le chant d’un peuple enchaîné, et pose la force du collectif comme marque de fabrique. Macbeth et Les Lombards s’engouffrent dans cette veine sombre, traversée de bravoure et de quête de justice.
L’année 1851 amorce un virage qui changera la trajectoire de Verdi, et d’une certaine manière, l’histoire du drame lyrique. Voici les œuvres autour desquelles ce bouleversement se cristallise :
- Rigoletto : satire sans concession, émotion à vif, l’opéra se fait arène où la société exhibe ses masques.
- Le Trouvère et La Traviata : du romantisme assumé, des personnages foudroyés par la fatalité, pris dans l’étau du regard social.
Quelques années plus tard, Aïda, commandée pour célébrer l’ouverture du canal de Suez, marie faste oriental et tragédie intérieure, tandis que la fin de carrière, avec Otello et Falstaff, pousse chaque frontière. L’union du génie théâtral et du renouvellement musical y trouve sa plus brillante expression.
Toujours, Verdi interroge la puissance des sentiments et la férocité des règles collectives. Sur scène ou en coulisses, à Milan, à Paris, à Rome, ses opéras n’ont cessé d’être repris, portés par des voix comme Ludovic Tézier ou Pretty Yende. Ce chemin mené de Nabucco à Falstaff résonne comme la promesse d’une musique qui ne s’essouffle jamais.
Pourquoi l’héritage de Verdi résonne-t-il toujours sur les scènes du monde entier ?
L’héritage Verdi irrigue le présent de l’opéra comme peu d’auteurs ont su le faire. À la Scala de Milan, à l’Opéra Bastille, au Palais Garnier ou sur les plus grandes scènes d’Europe et d’ailleurs, l’attente suscitée par ses œuvres demeure intacte. Ses partitions ne se contentent jamais de remplir des programmations : elles ressuscitent l’élan du Risorgimento, réveillent un patriotisme collectif et continuent de déchirer le cœur des spectateurs, toutes générations confondues.
De grands chefs et metteurs en scène redonnent chair à cette matière foisonnante. Herbert von Karajan, Arturo Toscanini ont instauré des repères solides, et les créateurs contemporains s’autorisent à leur tour de nouvelles libertés, revisitant Otello, Falstaff ou Aïda selon les sensibilités du moment. Les thèmes du vérisme et de l’aspiration à la liberté traversent toutes les époques, emportant au passage des publics de plus en plus divers. Nabucco fait toujours vibrer la foule comme au premier jour, Falstaff parvient à surprendre et à amuser près de 150 ans après sa création.
Dans la Casa di riposo, la maison qu’il a dédiée aux musiciens âgés, le souvenir de Verdi se mêle à la ferveur de la musique. Chaque festival, de Paris à Rome, témoigne du souffle inépuisable de ce répertoire. Imaginer les scènes d’aujourd’hui sans Verdi, c’est comme vouloir jouer l’opéra sans cœur battant : impossible, tout simplement. Son ombre veille, aiguise les sensibilités, et nous rappelle à chaque lever de rideau qu’aucun chef-d’œuvre ne meurt vraiment.


